Evguenia Kisseliova, Une femme russe dans le siècle - Journal de Evguenia Kisseliova (1916-1991) - Récit commenté par Claire Etcherelli - Éditions ALBIN MICHEL - 2000.
Par Nicole Savey
Ce texte est publié dans la « Collection Histoire à deux voix » qui présente un document brut - un récit autobiographique, un témoignage, une correspondance, un dossier d’archives, etc.- accompagné de la réflexion qu’il suscite chez un auteur contemporain.
La première voix est celle d’Evgueni Kissiliova qui a vécu en Ukraine alors République de l’URSS, de 1916 à 1991, soit à peu près le temps qu’a duré l’URSS de 1917 à 1991. Evguenia qui préfère s’appeler Genia a été peu à l’école et ne sait pas bien écrire mais à 63 ans, elle décide de rédiger le récit de sa vie qui a été dure et mouvementée et en 1989, elle envoie 3 cahiers aux Studios Gorki de Moscou en les proposant comme scénario pour un film. En fait, la directrice des Studios publiera d’abord des extraits dans la revue littéraire « Novy Mir» puis le récit entier accompagné d’une étude sociologique en 1996. Le manuscrit de 300 pages a été déposé aux Archives Populaires de Moscou.
La seconde voix est celle de Claire Etcherelli que l’éditrice de la traduction française, a choisie pour commenter le récit d’Evguenia. Claire Etcherelli née en1934, est une écrivaine dont l’œuvre la plus connue, « Elise ou la vraie vie » retrace la vie d’une ouvrière (Claire Etcherelli a travaillé en usine) qui s’éprend d’un ouvrier algérien dans les années 1950 ou commence la « guerre d’Algérie ». Elle a fait partie de la rédaction des « Temps Modernes », la revue fondée par Jean Paul Sartre et Simone de Beauvoir.
Claire Etcherelli en post face, remet le récit de Genia dans le contexte socio politique de l’URSS et démontre le talent littéraire de celle-ci fait de sincérité , de spontanéité et de sensibilité concrète, qui a sans doute permis à ces souvenirs d’être publiables. Comme Evguenia le dit elle-même : « Tiens, j’écris sur moi et j’arrive pas à croire que tout ça m’est arrivé et pourtant c’est la vérité, croyez moi mon lecteur. »
Evguenia Kisseliova a en effet réalisé une œuvre étonnante par son style d’abord : une écriture « parlée » qui s’adresse au lecteur comme à un proche, aucune ponctuation, aucun souci de chronologie et de cohérence, aucune distance par rapport à son récit, de multiples détails, des répétitions mais les mots justes pour décrire les sentiments et les situations. Le traducteur précise qu’il a voulu garder l’authenticité de l’écriture en tentant autant que possible de se mettre à la place d’Evguenia. Et Claire Etcherelli ajoute : « La concision (et la rigueur) n’est – elle pas un privilège de culture ? ».
Etonnante aussi la vie même d’Evguenia, comme elle le dit : « je n’aurais rien à vous raconter si j’avais été heureuse ». Effectivement, elle n’a pas été heureuse ! Née dans une famille pauvre ou les 2 ou 3 enfants ne disposaient que d’une seule paire de bottes pour l’hiver, elle a épousé un militaire qui en 1941 part au combat et elle est seule avec son bébé et ses parents âgés lors de l’invasion de l’Ukraine par les troupes allemandes. Elle décrit avec des phrases saisissantes sa fuite sous les bombes, tirant son père blessé dans une charrette et portant son fils de quelques mois dans ses bras.
A la fin de la « grande guerre patriotique », son mari ne rentre pas au foyer car il a épousé une autre femme (ce qui prouve au moins, la désorganisation de l’état civil en URSS !), Evguenia essaie de le convaincre de revenir avec elle et ses fils mais elle se heurte au refus aussi méprisant qu’irresponsable de cet homme pourtant officier de l’Armée Rouge. Et dans « l’URSS de l’homme nouveau », il n’y a aucun recours pour les femmes « abandonnées » sinon de se remarier.
Le second mari d’Evguenia est un homme alcoolique qui la trompe et la bat, elle a tenté de le quitter 17 fois dit-elle, mais s’est chaque fois laissée convaincre par son repentir.
Enfin divorcée, lorsque ses fils se marient, elle ne s’entend pas avec ses belles filles, qu’elle critique d’ailleurs plus que ses maris. Elle souffre de solitude car elle a aussi de mauvaises relations avec ses sœurs. Même son petit-fils dont elle s’est beaucoup occupé ne vient la voir que pour obtenir quelques roubles qu’il dépense en boisson car lui aussi est alcoolique. La « tragédie de la vodka »comme l’écrit Claire Etcherelli, est d’ailleurs récurrente dans le journal d’Evguenia.
Evguenia travaille comme manutentionnaire dans une mine, mais elle n’a pas non plus de bonnes relations avec ses collègues, seules certaines voisines semblent lui apporter quelque réconfort. A la retraite, elle se plaint d’être seule et malade. Et sa vie parait n’être faite que de déceptions et de violences qu’elle accepte malgré un réel courage, mais avec un fatalisme déconcertant.
Tout aussi déconcertante mais pas étonnante, est son absence totale d’esprit critique vis à vis des dirigeants soviétiques, Brejnev comme Gorbatchev (si intelligent) sont «les bien aimés camarades »qui ne veulent que le bien de leur peuple (comme Fidel Castro d’ailleurs) et maintiennent la paix face à Reagan, l’hypocrite américain qui voudrait envahir les terres soviétiques .Elle ne voit pas du tout les changements de l’époque de la « Glasnot » (Transparence) des années 80 ou la dictature du Parti Communiste se relâche un peu. Evidemment, il semble logique qu’elle ne puisse que répéter la parole officielle car ses seules sources d’information sont la télévision d’Etat et le journal du parti. Mais alors pourquoi dans les années 80, n’a-t-elle pas cherché à en savoir plus ?
Claire Etcherelli précise justement ce peu de recul d’Evguenia par rapport aux évènements politiques mais touchée par la sincérité et le courage d’Evguenia qui deviennent des qualités littéraires, elle relève peu son manque de réaction par rapport à la violence, son absence de révolte face à la domination masculine et à l’autoritarisme politique. Evguenia est-elle la femme russe traditionnelle acceptant la violence et la dictature sans se rebeller ? Elle semble en tous cas décrire la plupart des pires stéréotypes de la société soviétique des années 50/90 : violences, alcoolisme, obscurantisme politique…
Ce témoignage sur les violences subies par cette femme est d’autant plus intéressant que cette année 2017, un siècle après la révolution communiste, la Russie de Vladimir Poutine vient de revoir la loi sur les violences conjugales (il y avait donc eu un changement positif) pour minorer les sanctions contre le conjoint violent, au prétexte que ces violences conjugales sont des affaires privées qui ne concernent pas la justice.
Le slogan féministe des années 70 : « Le privé est politique » est sans doute inconnu ou oublié dans la Russie aujourd’hui.
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